Comment le patriarcat aliène le désir féminin

Dans l’article « Le désir féminin pris au piège de la virilité », j’ai expliqué que lorsque l’idéal viril est intériorisé par les femmes, il peut favoriser leur désir pour des hommes violents. Je vais à présent tenter d’expliquer en quoi ce désir peut être vu comme une aliénation du désir féminin par et pour le patriarcat.

L’origine patriarcale du désir féminin pour la virilité

A travers le système patriarcal, la domination masculine a donné aux hommes un pouvoir immense : le pouvoir de façonner l’imaginaire, les normes et les modèles. À la fois à l’échelle d’une famille, mais aussi à l’échelle d’une société. En ayant accès à l’imaginaire collectif par la création culturelle (films, dessins animés, livres, pornographie, etc.), les hommes ont pu (volontairement ou non) imposer leur regard (Male Gaze) et transformer leur désir en idéal social. Leur désir étant lui-même conditionné par les normes viriles, ils n’ont cessé de façonner un imaginaire collectif véhiculant les valeurs patriarcales mêlées à leurs fantasmes.

Dans la culture, les hommes ont donc construit des modèles de femmes soumises qui sont admirées pour leur beauté et exhibent et apprêtent leur corps avec joie pour les satisfaire. Ils ont également fait perdurer le mythe viril d’un homme dominant admiré et désiré pour sa force, voire sa violence. L’extrême de ce modèle est le Bad boy. Un homme désiré par les femmes bien qu’ouvertement égoïste et dangereux. L’aspect absurde et toxique de ce modèle est saisissant, néanmoins, il perdure et façonne réellement le désir féminin.

Autrement dit, des siècles de patriarcat ont réussi le tour de force d’érotiser la violence et l’égoïsme et de faire du « connard » un modèle pour les hommes et un fantasme pour les femmes. Plus ou moins consciemment, les hommes ont modelé jusqu’au désir des femmes pour qu’elles trouvent attirante la domination masculine et ne s’y opposent pas. Grâce à cela, ils peuvent alors les dominer tout en étant désirés par elles

Pensant écouter leur propre désir, certaines femmes écoutent donc sans le réaliser le male gaze et le désir masculin patriarcal introduit en elles. C’est l’une des formes les plus profondes et intimes du contrôle des hommes sur les femmes.

Le piège est alors tragique. Même en ayant acquis la possibilité de choisir leur partenaire, l’aliénation de leur désir conduit certaines femmes à reproduire librement des couples où l’homme les domine. De plus, par besoin de rationalisation de ce désir paradoxal, ces femmes vont plus facilement adhérer à des croyance patriarcales et forcistes.

En pervertissant le désir féminin avec l’idéal viril, le patriarcat a donc trouvé un moyen de faire de certaines femmes leur propre geôlière. Il peut ainsi perdurer dans l’ombre et survivre comme un parasite qui manipule son hôte à son profit.

Transmission des injonctions à la virilité

Ce désir féminin envers les hommes virils participe également à la transmission et la perpétuation de la norme virile. De manière directe : lorsque certaines femmes vont explicitement revendiquer ce désir et demander aux hommes d’y correspondre (compagnon, enfant, etc.) mais aussi indirectement par leur choix de partenaire.

L’intériorisation de l’idéal viril par les hommes mais aussi par les femmes crée donc une pression sociale qui, au lieu de marginaliser les hommes violents pour les inciter à changer, va motiver certains hommes à être davantage agressif pour paraître plus viril afin de plaire.

Discrédit du discours féminin et misogynie  

Ce désir féminin pour des hommes qui leur font du mal et leur désintérêt pour ceux « trop gentils » est aussi symboliquement problématique. En effet, ce désir étant spontanément perçu comme illogique, il va décrédibiliser le discours féminin et féministe aux yeux de certains hommes. C’est un effet particulièrement vicieux car des hommes reprochent aux femmes un désir qui leur provient justement d’autres hommes. Cela fait partie des nombreuses injonctions paradoxales auxquelles sont soumises les femmes. La culture les incite à aimer les hommes dominants, mais si elles les désirent on dira qu’elles sont incohérentes et aiment être dominées.

On trouve là une source d’incompréhension et de tension entre les hommes et les femmes. Beaucoup d’hommes voient le décalage entre les discours et les choix de partenaires de certaines femmes comme le signe d’une hypocrisie féminine. Cela alimente leur rancœur et leur méfiance vis-à-vis des femmes, autrement dit leur misogynie. Souvent persuadés (à tort ou à raison) qu’ils seraient de bons compagnons, ils trouveront injuste que les femmes leur préfèrent des hommes qu’ils jugent plus égoïstes et violents. Ils pourront se sentir trahis et essayer de devenir plus agressifs dans l’objectif de plaire aux filles tout en se vengeant d’elles. Ce processus et ce discours peuvent notamment se retrouver chez les incels.

En plus de les mettre en danger par leur choix de partenaire, le désir des femmes pour des hommes virils renforce donc la répétition des schémas patriarcaux, la transmission de la norme virile, le discrédit du féminisme et la misogynie. Autrement dit, ce désir féminin est un allié précieux du patriarcat.

Le conditionnement féminin, un pilier du patriarcat

Toutefois, ce désir et ces effets sont seulement un exemple d’un conditionnement plus large. En plus des contraintes matérielles (loi, violence, stigmatisation) obligeant les femmes à se soumettre aux hommes, le patriarcat a produit un conditionnement psychologique qui influence les croyances et les désirs des femmes envers elles-mêmes, le monde et les hommes. C’est notamment ce que décrit Simone de Beauvoir, également développé par Manon Garcia dans son livre « On ne naît pas soumise on le devient ».

Les autres effets toxiques que ce conditionnement peut créer chez les femmes sont : une intériorisation de croyances sexistes et de la culture du viol, un dévouement sacrificiel, une hyper-exigence et une hyper-sexualisation corporelles, une dévalorisation du « féminin » et du travail du care, etc.

Tout comme le désir pour des hommes virils, chacun de ces effets peut amener les femmes à transmettre les valeurs patriarcales et créer en elles des dissonances cognitives et des comportements paradoxaux. Afin de décrédibiliser le discours féministe, beaucoup hommes vont se réjouir de mettre en lumière les femmes qui perpétue le patriarcat et les incohérences des autres.

Ce conditionnement profond des femmes est donc l’un des piliers du patriarcat. Il est l’une des raisons permettant de comprendre pourquoi, dans certains pays, malgré le recul législatif du patriarcat et l’émancipation des femmes, la domination masculine n’est pas si déstabilisée. Finalement, l’empowerment des femmes n’est totalement libérateur que s’il va de pair avec une déconstruction de leur conditionnement patriarcal. Sans cela, leur désir et leur pouvoir seront souvent au service de la répétition des schémas patriarcaux. On peut le constater avec les nombreux d’exemples de « femmes fortes » très patriarcales.

Conclusion

D’une certaine manière, face à son recul législatif, le patriarcat avait un coup d’avance. Son hégémonie lui a permis de conditionner les femmes et les hommes à désirer et perpétuer « librement » la domination masculine. Désormais, il peut donc perdurer en étant dissimulé derrière le libre arbitre apparent des individus. Moins visible, ce patriarcat intériorisé sème la confusion et parvient même à faire douter certains de son existence.

Cependant, en mettant un de ses piliers au sein du désir féminin, le patriarcat a aussi créé une de ses plus grandes vulnérabilités. Il a donné aux femmes (autrement dit ses victimes) le pouvoir de saper ce pilier par un travail de déconditionnement. Dans mon prochain article j’approfondirais ce sujet ainsi que des pistes de réflexion sur comment impulser une masculinité non violente.

Précision :

Je n’ai pas pu le développer mais évidemment la pornographie a beaucoup participé à ce processus. Là encore, ce sont des hommes qui ont représenté leurs fantasmes, et ceux-ci ont structuré l’imaginaire des générations suivantes. Hommes et femmes ont alors intériorisé des fantasmes sexuels de domination/soumission souvent toxiques et contraires à leurs valeurs, mais dont ils n’arrivent pas à se détacher.

Par ailleurs, même si le concept de « male gaze » est désormais couramment utilisé, je tiens à préciser qu’il provient à l’origine de l’essai de Laura Mulvey « Plaisir visuel et cinéma narratif ».

Laisser un commentaire

Concevoir un site comme celui-ci avec WordPress.com
Commencer